A travers toutes ces histoires plus dramatiques les unes que les autres, se trouvent quelques lueurs miraculeuses, qui montrent que le destin nous joue parfois de drôles de tours. Entre Patrick Pelloux, Mathieu Madénian ou encore Luz qui ont évité la mort, se trouvent Daniel et Jules Gros. Un père et son fils, qui ont failli se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Entretien avec ce comédien et ami de longue date des piliers de Charlie Hebdo.

Le Petit Niçois : Quelles étaient votre relation avec Charlie Hebdo ?
Daniel Gros : J’ai connu les « historiques » de Charlie à la reprise du journal en 1992. A l’époque, j’étais très lié avec Philippe Val. Et évidemment avec Font (avec qui j’ai tourné pendant une quinzaine d’années NDLR : Daniel Gros est comédien et metteur en scène dans la Compagnie Daniel Gros).
En 1993, j’ai participé au 1er anniversaire de Charlie Hebdo nouvelle formule. Ca se passait dans la station de la Clusaz et ça avait motivé quelques milliers de spectateurs venus d’un peu partout...
J’avais interprété pour l’occasion un de mes textes au milieu de toute cette joyeuse équipe. Je me souviens particulièrement de Cabu, interprétant « son » chanteur favori, Charles Trénet, accompagné à la guitare par Philippe Val. Tignous nous avait « croqués ». Il y a quelques jours, j’ai ressorti ce dessin avec émotion.
De 1996 à 2000, suite à l’incarcération d’un pote commun, Cabu fut l’un des rares à m’appeler régulièrement pour prendre de ses nouvelles. L’incarnation de la gentillesse qui transpirait dans son regard et ses attitudes.
Je suis également en contact avec Gérard Biard, le rédacteur en chef de Charlie. Nous avons foulé la scène ensemble pendant quelques années. Le miracle a fait que pendant cette semaine tragique, il s’était permis quelques vacances et était à Londres quand le drame a eu lieu.
L.P.N. : Que pensez-vous de cet hommage mondial ?
D.G. : C’est à la fois impressionnant et presque rassurant que de voir toute cette foule et tous ces pays défilant pour dire Non à cette violence. Je reste cependant perplexe devant ce slogan « Je suis Charlie ».
Ce journal est un ovni dans le monde de la presse et sa ligne éditoriale, souvent irrévérencieuse, provocatrice, audacieuse, ne peut satisfaire le « tout » public plus formaté à consommer des journaux classiques d’informations, qu’à faire acte de résistance en s’abonnant à une presse « parallèle ». Je suis d’ailleurs curieux de voir quelles vont être les réactions de ces dizaines de milliers d’abonnés supplémentaires et de ces millions de lecteurs de ce mercredi quand ils vont découvrir ce qu’est ce journal.
L.P.N. : Comment réagiraient Charb, Cabu et les autres s’ils voyaient ce qu’il se tramait aujourd’hui ?
D.G. : Il me paraît évident que rescapés de cette tuerie, ils auraient tout fait pour que le journal sorte cette semaine, à l’instar de leurs potes. L’édition de cette semaine est pleine de symboles : « Non, vous ne nous ferez pas taire, et nous sommes plus forts avec nos armes que sont nos crayons que vous avec vos kalachnikov ».
L.P.N. : Ils seraient d’accord avec la Une de Luz ?
D.G. : La couv de Luz est certainement la plus intelligente que l’on pouvait trouver. On représente de nouveau le prophète, cause visible et explicite de cette tuerie, grandement affecté par la mort des infidèles.
L.P.N. : Ce jour-là, ne deviez-vous pas emmener votre fils, Jules, à Charlie Hebdo pour un stage et passer la journée avec les gars de Charlie ?
D.G. : Effectivement, mon fils s’est mis à dessiner des caricatures d’actus. J’avais pris contact avec Gérard Biard afin de prendre un petit temps avec les dessinateurs de Charlie (Charb, Cabu, Tignous...) et qu’ils donnent leur avis et conseils. On nous avait dit de passer début janvier, mercredi en particulier, pour participer à la conf de rédac avec tout le monde.
C’était l’occasion de faire d’une pierre deux coups, pour le stage de mon fils et pour passer la journée avec eux. Mais Jules ne se sentait pas en forme, donc on a dû repousser à plus tard…
L.P.N. : Avez-vous déjà dessiné ou écris pour le canard ?
D.G. : Non. J’avais juste « provoquer » un article indigné, écrit par Emmanuelle Veil, il y a de cela une dizaine d’années. Le conseil général de mon département avait voté une subvention de plus de 40 000 euros pour qu’un club sportif (le handball club de Chambéry) puisse se payer les « conseils » de Jackson Richardson, alors que le budget de la culture restait réduit à peau de chagrin.
L.P.N. : Est-ce que vous leur rendrez un hommage dans le monde du théâtre ?
D.G. : J’avais en tête l’écriture d’un monologue pour les mois à venir. Il y aura forcément une grande pensée pour eux tous, mais dans l’intimité de l’écriture, sans forcément en faire un acte public. Je crains d’ailleurs que bon nombre d’artistes ne se revendiquent « Charlie » dans les mois qui viennent, des artistes qui ne nous parlent de rien sinon d’eux, qui ont fait de cet acte militant et revendicatif qu’est l’écriture et la scène, un commerce, et que les potes de Charlie conchiaient.
L.P.N. : Quelle image gardez-vous de Charlie Hebdo ?
D.G. : Celle d’une belle et joyeuse équipe, déconnant autour d’une table sur les sujets à la fois les plus graves et les plus brûlants mais aussi les plus futiles avec en point de mire la sortie d’un journal loin de tous les autres, propre à interpeller les consciences, voire à les éveiller. Un journal salutaire dans un monde anémié.
Photo : ©DR