Allez Bernard ! On y va ! ». Ce petit niçois de 5 ans, n’entend pas sa mère l’appeler. Il est émerveillé et ne lâche pas des yeux ce trompettiste qui interprète une mélodie mélancolique aux abords de la gare de Nice.
Le trompettiste, un vieil homme, s’arrête et lui lance dans un sourire : « Ca te plaît comme musique ? ». Bernard lui répond « oui ! » et se met à l’applaudir. Sa maman lui prend la main et ils s’en vont. Dès son plus jeune âge, Bernard a été attiré par la musique et plus particulièrement par le jazz. Il faut dire que son père est Américain et lui fait écouter des disques qui font rage aux Etats-Unis et à Paris.
Très tôt, il commence à apprendre le saxophone. Très vite, il se révèle doué et délaisse l’alto pour le ténor. A quinze ans, son swing et son art de l’improvisation conduisent à penser qu’il se destine à une grande carrière. L’écrivain Blaise Cendrars, qui est un ami de sa mère, est impressionné par autant de talent : « Il est phénoménale » aime-t-il à dire. Il l’encourage alors à se produire dans les clubs et cafés de Nice et de la Côte d’Azur.
Chaque passage est un succès et partout on le redemande. Mais, celui qui se fait désormais appeler Barney (c’est son surnom depuis qu’il est petit), comprend qu’il lui faut gagner Paris et l’Amérique pour parfaire son jeu et rencontrer des artistes avec qui il pourra écrire de nouvelles pages de la musique ternaire.
« Monté » à Paris en 1953, Barney Wilen s’affiche au Tabou en compagnie de J immy Gourley, Bobby Jaspar et Henr i Renaud, et accompagne plusieurs musiciens américains de passage,impressionné s par les qualités instrumentales démontrées par ce gamin de seize ans au physique de premier communiant. Il a à peine fêté son dix-septième anniversaire qu’il entre pour la première fois en studio, comme membre d’un septette dirigé par le baryton Jay Cameron et comprenant, outre le batteur Roy Haynes, deux autres ténors : Bobby Jaspar et Jean-Louis Chautemps.
Il fait rage
A Paris, son son fait rage et il devient l’un des phénomènes des nuits de Saint-Germain. Il peut aussi bien jouer en quarter que dans une grande section. Du jazz intimiste il peut passer à celui plus symphonique de formation comptant une trentaine d’interprètes. « Tous les plus grands voulaient jouer avec lui, a relaté un jour Boris Vian. Il avait une force et une sensibilité qui révolutionnaient les choses » s’enthousiasmera l’écrivain.
En 1956, après avoir travaillé avec le pianiste René Urtreger et Sacha Distel (lequel n’a pas encore sombré dans la scoubidoumania), Barney Wilen est sélectionné afin de représenter la France au festival de San Remo.
L’année suivante, il obtient le prix Django- Reinhardt décerné par l’académie du jazz, se commet avec Bud Powell et J.J. Johnson, enregistre une première fois sous son nom (Tilt), rejoint John Lewis sur Afternoon In Paris, et participe, entre le contrebassiste Pierre Michelot et René Urtreger, aux célèbres sessions Ascenseur pour l’échafaud, orchestrées par Miles Davis : « Arrivé seul en France, Miles avait besoin de musiciens. Kenny Clarke et Marcel Romano ont monté l’orchestre et voilà ».
Ascenseur pour l’echafaud
Sa carrière s’intensifie en 1957 lorsqu’il se met à travailler avec le trompettiste Miles Davis sur la bande originale du film Ascenseur pour l’échafaud. Il part alors à New York où ses passages dans les clubs sont toujours un événement exceptionnel. Sa renommée devient alors mondiale. En 1959, il enregistre avec le quintette de Théolonous Monk, lui aussi l’un des monstres sacrés du jazz.
Puis, il est choisi par Art Blakey pour interpréter la musique du film les Liaisons dangereuses de Roger Vadim. A travers le monde, il accompagne alors les plus grands jazzmen américains comme Mitt Jackson, Art Blakey. Il n’a alors que 20 ans !
Quand son calendrier lui laisse le temps, c’est à Nice qu’il vient se ressourcer : « Cette ville me colle à la peau. C’est celle de mon enfance, de mes premières émotions » explique-t-il. Il aime se promener sur la Promenade des Anglais mais aussi se rendre dans le Vieux Nice pour y manger de la Socca dans l’un des bistrots populaires.
Musicien éclectique, il s’intéresse aussi au rock. Il est alors une légende : « C’est une étoile » dira de lui Miles Davis. « Tellement doué, prétendront certains de ses confrères, qu’il sera ensuite incapable de progresser ». Affirmation désobligeante, aussitôt contredite par l’intéressé : « Je possédais un peu d’avance parce que j’avais profité d’un séjour imposé aux Etats-Unis, où ma famille était réfugiée pendant la guerre, pour apprendre le saxo.
Et quand je suis revenu en France, tout gosse, je jouais. Un peu n’importe comment et aussi n’importe quoi. Seulement, quand le jazz est arrivé, j’y étais préparé. J’avais écouté les grands orchestres, Sinatra, tout ça... Alors favorisé, d’accord. Mais surdoué, pfff ! »
Durant les années 1960 enregistre un disque consacré à l’écrivain psychologue américain Timothy Leary. C’est à cette période qu’il adhère au free-jazz, et oriente sa musique vers la recherche, inventant les principes du free-jazz-rock. Toujours en phase avec l’actualité musicale, il n’est pas étonnant qu’au début des années soixante-dix, il se tourne vers les racines africaines du jazz.
Il interpelle Mitterrand
En 1969, Barney Wilen part en Afrique. Il en rapporte un disque, Moshi (1972), synthèse de jazz et de musiques africaines. Il travaillera également par la suite avec des rockeurs punk. Suit alors une période de silence jusqu’aux années 1980 où il compose, ainsi que dans la décennie suivante, plusieurs musiques pour des films français.
C’est là aussi aussi, dans les années 1990, qu’il revient au jazz. En 1981, il s’efforce, au nom des musiciens français, d’attirer l’attention du nouveau Président Mitterrand sur ce qu’il appelle « un ethnocide musical ». « Ce qui me choque, c’est de voir des jeunes musiciens faire la manche sur le parvis de Beaubourg, à deux pas de l’Ircam qui ne s’ouvre que pour les prestations mondaines de Pierre Boulez ». « Quand je joue, je ferme toujours les yeux et je vois des images. J’oublie tout sauf la musique environnante », avait-il coutume d’affirmer, quand il ne comparaît pas la musique à un flot ininterrompu, comme l’eau, ne se souciant guère de savoir si parfois « elle est un peu plus chlorée ».
Le 25 mai 1996, Barney Wilen, alors âgé de 59 ans, a une nouvelle fois fermé les yeux. Mais cette fois, pour l’éternité. Il s’est éteint d’une crise cardiaque. Il repose enterré à Paris.
Photo : ©DR







